19

 

 

 

Mme et M. Collignot avaient passé la nuit assis devant leur fenêtre, à regarder le ciel en folie, écouter autour d’eux frémir les murs, gémir les meubles. De temps en temps, ils entendaient dans la rue courir quelqu’un, une ardoise tomber, une vitre. Et ces bruits minuscules étaient les seuls bruits de la ville, avec, très loin, le hurlement d’un chien oublié.

Mme Collignot, avec de brusques efforts pour revenir à la surface, se laissa finalement couler dans le sommeil. M. Collignot n’osa pas la déranger. Il les enveloppa, elle et son fauteuil, d’une lourde couverture, posa un édredon sur ses pieds afin que la fraîcheur de l’aube ne la surprît point, ferma la fenêtre, puis la rouvrit, car les vitres vibraient, et alla s’étendre sur son lit, sans même quitter ses chaussures, pour être prêt à toute éventualité. Il fut réveillé, en pleine lumière du jour, par des cris de joie, des appels, des sanglots. Il courut à la salle à manger. Il trouva sa femme échevelée serrant Aline sur son cœur. Debout sur le pas de la porte, Paul Jobet les regardait, et des larmes coulaient de ses yeux sur ses joues sales.

— Te voilà ! te voilà ! disait Mme Collignot.

Elle hoquetait. Elle avait transpiré sous sa couverture et elle sentait fort. Son visage était gris avec des plaques blêmes. Ses cheveux pendaient autour, en mèches maigres. Elle tourna vers son mari ses yeux noyés. Elle lui cria :

— Elle est revenue, elle est revenue !

C’était pour elle qu’elle le disait, elle avait besoin de bien s’affirmer la présence d’Aline, de bien se persuader que sa fille n’était plus perdue quelque part loin d’elle, et en même temps elle commençait à se tourmenter de la savoir de nouveau à Paris, où les bombes pouvaient… avec ce qui s’était passé cette nuit… on ne voyait plus les lueurs, mais le parquet tremblait toujours… on repartirait tous ensemble… c’est ça… elle repartira, mais j’irai avec elle… je ne la laisserai plus partir toute seule… mais Irène ? où est Irène ? Mon Dieu, Irène…

Alors elle recommença à pleurer et se laissa tomber dans le fauteuil. M. Collignot ouvrit ses bras et Aline vint s’y jeter. Il la serra contre lui de toutes ses forces. Il embrassa ses cheveux. Il murmurait tout bas : « Aline, mon poulet, mon petit pigeon, ma belle. » Puis, il l’éloigna de lui à bout de bras et la regarda. Elle avait un visage tragique. Ses yeux étaient immenses, cernés jusqu’aux pommettes. Ses tempes étaient creuses et le sang y battait. Les coins de sa bouche tremblaient. Elle se jeta en avant sur la poitrine de son père et se mit à pleurer. Mme Collignot se mouchait, Aline sanglotait avec un gros bruit du gosier, comme un tout petit enfant, pour faire sortir plus vite et la peine et la peur et le soulagement. Paul, debout, appuyé contre la porte, laissait couler ses larmes sans un bruit, sans un mot. M. Collignot fronçait le nez et crispait le front pour se retenir.

Enfin, Aline retrouva souffle. Elle dit :

— Ils sont morts…

— Qui ?

— M. et Mme Jobet… Ils sont morts…

Et elle recommença à pleurer.

Le camion avait eu deux pannes en plein Paris. M. Jobet ne connaissait pas grand-chose aux moteurs, Paul l’avait aidé, ils avaient mis longtemps, chaque fois, avant de pouvoir repartir. Longtemps et beaucoup de jurons de M. Jobet, et des exclamations et des cris de joie de Paul. Le jour touchait à sa fin lorsqu’ils s’engagèrent dans la banlieue. Les véhicules étaient rares mais les piétons se faisaient de plus en plus nombreux. C’étaient les derniers partants, ceux qui ne possédaient pas de moyens de transport personnels, qui avaient espéré jusqu’au dernier moment profiter de la voiture d’un ami, d’un voisin, du camion d’une entreprise, d’une place  – ah ! si petite ! pas plus de place qu’une valise ou qu’un chat dans un panier. Et les amis étaient partis sans prévenir, les voisins avaient dit non, ils préféraient emporter la lessiveuse et le moulin à café, et le camion de l’usine était plein dedans et dehors, dix personnes sur chaque marchepied et des agglomérés sur le capot et les garde-boue.

C’étaient ceux qui avaient fait la queue sur les quais des gares et qui avaient perdu leur rang parce qu’ils n’avaient pas osé faire leurs besoins sur place, ceux qui s’étaient accrochés aux grands transports hélicoptères et à qui les passagers embarqués avaient fait lâcher prise à coups de pied ou de couteau sur leurs mains crispées, parce que l’appareil surchargé ne pouvait pas prendre son vol.

C’étaient les plus pauvres, malchanceux, aigris, ceux qui avaient dû se résigner, tout autre espoir perdu, à partir à pied, et qui auraient voulu maintenant être déjà infiniment plus loin, qui sentaient la mort leur courir aux chausses, qui auraient voulu avoir des bottes de sept lieues pour pouvoir s’éloigner vraiment, à chaque pas, de cet enfer qui risquait de surgir à tout instant derrière eux et de les cuire, alors que chaque pas qu’ils faisaient leur semblait être toujours le même pas sur place, de leurs pieds de plomb sur le pavé de glu.

Cette horde de désespoir s’épaississait de plus en plus sur la route, entre les maisons sales, entassées, à mesure que le camion avançait. Des hommes, des femmes, faisaient signe, criaient, demandaient à monter. M. Jobet, les dents serrées, appuyait sur l’accélérateur. Les moins fatigués essayaient de s’accrocher au camion, couraient derrière, puis, distancés, hurlaient des injures en tendant les poings. M. Jobet serrait les dents et regardait droit devant lui. Il ne voulait pas s’arrêter, il savait que s’il s’arrêtait, il serait envahi, surchargé à tel point qu’il ne pourrait plus repartir, ou qu’en tout cas la vieille mécanique rendrait l’âme après quelques tours de roue. Il ne voulait rien entendre, il ne voulait pas voir les bouches ouvertes, les bras tendus. Il serrait les dents, il appuyait sur l’accélérateur, et c’est ainsi qu’il fonça en plein dans un groupe qui s’était mis en travers de la route pour le faire stopper. Il aurait dû s’arrêter avant, quoi qu’il advînt, partie perdue, tant pis. Ou bien alors continuer, après. Mais on ne devient pas facilement meurtrier quand on a été toute sa vie un honnête homme. Il avait eu un moment d’énergie inhumaine, qui lui avait fait serrer les dents plus fort, appuyer à fond sur la pédale, mais quand il se rendit compte, vraiment, de ce qu’il venait de faire, il s’arrêta, comme s’arrête un brave homme qui a marché par mégarde sur le pied de quelqu’un, et qui s’arrête, se retourne et demande : « Pardon, je ne vous ai pas fait mal ? »

En quelques secondes, lui et sa femme furent arrachés de leurs sièges et massacrés, tandis qu’une vague hurlante recouvrait le camion. Paul avait eu juste le temps de sauter et de recevoir Aline dans ses bras. Ils s’enfuirent en courant. Nul n’avait envie de les poursuivre. Chacun ne songeait qu’à monter sur le camion et à y rester par tous les moyens, par les griffes, les poings, les dents, couteaux, n’importe quel objet, massue, coudes dans le ventre, doigts dans l’œil, genoux au sexe, hurlant, crachant, grinçant des dents, arrachant les oreilles, broyant les cous. Le camion craquait, grinçait. Les planches de côté cédèrent, la moitié du chargement roula sur la route avec des cris, l’homme qui était au volant embraya, le camion démarra, noir comme un bouton de fleur couvert de pucerons, lâcha un nuage de gaz brûlés, prit peu à peu de la vitesse, poursuivi par une meute qui encore, malgré tout, espérait…

Et ceux qui étaient restés sur place, avant de repartir lentement, lourdement, avec le désespoir de leurs pieds lourds, de leurs pauvres simples pieds d’homme l’un devant l’autre, vinrent se soulager un peu de l’horreur de leur sort en crachant sur les cadavres sanguinolents de Mme et de M. Jobet…

Paul et Aline, d’instinct, étaient revenus vers Paris, vers la maison. Ils avaient marché toute la nuit.

Mme Collignot leur prépara un bol de café bien chaud, avec un peu de lait condensé. Elle aurait voulu leur donner des tartines de beurre, elle avait encore du beurre de conserve mais plus de pain. Aline mangea des biscuits. Paul ne voulut rien manger. Il but son café au lait en frissonnant, il refusa les biscuits. Mme Collignot insistait, elle aurait voulu qu’il se réconfortât, elle pensait que de bien manger c’est le meilleur des remèdes, même au chagrin. M. Collignot lui dit : « Laisse-le donc tranquille ! » Mme Collignot dit : « Pauvre petit ! C’est vrai… » Puis elle les fit coucher.

Quand ils furent endormis, M. Collignot demanda à sa femme, plutôt pour dire quelque chose que pour poser vraiment la question à laquelle il n’y avait qu’une réponse possible : « Qu’est-ce que nous allons faire de ce gamin ? » Mme Collignot dit : « Nous allons le garder, en attendant… » En attendant quoi ? Ils ne le savaient pas exactement. Mais ils savaient bien qu’ils ne pouvaient rien faire d’autre qu’attendre la fin de « tout ça ». Et la fin de « tout ça », ce ne pouvait guère être que la mort.

Le diable l’emporte
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